« … Il regrette sa Lincoln telle une vieille amante. Elle avait toujours été si docile sous sa main, ronronnant gentiment aux vitesses les plus folles, prenant les virages en douceur, avalant les kilomètres sans effort. Et avec des sièges divinement accueillants, profonds, crissant en douceur. Tout en elle était raffiné. Ses chromes, sa couleur orage, ses finitions. La moindre poignée moulée avec un goût exquis. Et l’odeur de son habitacle, reconnaissable comme celui d’une maison de famille, mélange de cuir, de bois, de matières plastiques, avec, très loin, un souvenir de gasoil, et, imperceptiblement, des effluves de ce tabac qu’avait l’habitude de fumer l’un des rares amis admis dans ce temple. Le souvenir de cette voiture chérie le rend terriblement nostalgique. Il a dû l’abandonner, comme le reste, le chalet, le piano, la chaise, le bateau… Sa seule consolation est de savoir que la plupart de ces objets qui portent son empreinte, ont accompagné tant d’années de vie et, parfois, des moments heureux, sont entretenus par une fondation à son nom et conservés dans le meilleur état possible. Il rêve parfois de déjouer les systèmes d’alarme, briser une vitrine et repartir avec la bonne Lincoln ; il a gardé un jeu de clefs, anonyme.

 

Dans l’immédiat, il lui faut se contenter de cette Allemande qui remplit bien son office de discrète berline familiale. Il n’a pas de reproche particulier à formuler. Peu de pannes, une bonne reprise, une consommation raisonnable, une assise confortable, des accélérations tranquilles mais sûres. De toute façon, il faut éviter de se faire arrêter pour excès de vitesse. Allons, ce qui est est pour le mieux – se console-t-il. Seulement, elle manque d’âme.

 

Il a toujours aimé conduire et chanter en conduisant. Sentiment de puissance classique, peut-être. Mais aussi sensation d’être lové dans l’habitacle et paradoxalement protégé, lancé à pleine allure à la merci de ses réactions et de la fiabilité du moteur. Au Canada, ses passagers avaient pris l’habitude de nommer leur place le « siège suicide ». Pour les rassurer, il se tournait vers eux, au mépris de la route, et leur expliquait dans un long monologue digressif que ses réflexes étaient fort fiables et le véhicule excellent ; ce qui, bien sûr, loin de calmer la panique, rendait le trajet terrifiant. Il conduisait les jambes croisées, comme au piano. Manipulait souvent le volant du bout du doigt, d’un air badin. Roulait vitres fermées, avec le chauffage à fond. À l’occasion d’une retransmission radiophonique de concert, il dirigeait les orchestres, lâchant les commandes, et chantait ses parties préférées. Quand on lui reprochait de griller les feux rouges, il criait à l’injustice en rétorquant qu’il lui arrivait de s’arrêter aux feux verts. Pourtant, il n’eut que des accidents bénins, aidé par la solidité des carrosseries choisies. Il a tout de même fini dans des talus ou des rivières à quelques occasions, évitant de peu les précipices. La police n’a bien sûr jamais apprécié l’inventivité qu’il appliquait à sa conduite, son inconscience insigne, et multiplié les injonctions. Mais par miracle, il n’a froissé que de la tôle et rempli des constats avec des automobilistes effarés d’avoir eu l’aile arrachée par le compositeur de So You Want to Write a Fugue? Temps béni où les juges mélomanes lui pardonnaient ses étourderies, mais il ne peut tout espérer, n’est-ce pas, le confort de l’anonymat et les privilèges de la célébrité. Il faut donc à présent tâcher de se conformer au code de la route. Afin d’y parvenir, il s’est soumis à une méthode infaillible : considérer ce code comme une partition. Certes, il prend quelques libertés interprétatives, mais dans les grandes lignes, suit la tonalité… »


"Il regrette sa Lincoln telle une vieille amante", un extrait de Soliste par Laure Limongi

Laure Limongi a créé en 2006 la collection Laureli qu'elle dirige. Cette collection compte à ce jour 52 titres de littérature contemporaine.