Éric Bhat est mort
Éric Bhat a fait basculer la presse automobile dans une ère nouvelle et a marqué toute une génération de journalistes auto. Il y a eu avant lui et après lui. Avec sa disparition nous reviennent en mémoire les années folles d’Auto Plus.

Eric Bhat vient de disparaître n’est pas une phrase facile à écrire ni à lire. Il n’avait que 68 ans. On le savait souffrant. Comme souvent dans ces cas-là, on évoque une longue maladie. C’était il y a un peu plus d’un an, mais son état s’est aggravé rapidement et il nous a quittés le dimanche 8 juin. C’est un effet de surprise qui plonge ceux qui l’ont connu dans la tristesse, mais aussi dans les souvenirs.
Eric Bhat crée Auto Plus à 32 ans en 1988
On pourrait bien sûr évoquer dans le détail tout ce qu’il a fait avant 1988, date de création d’Auto Plus, à savoir ses premières piges, encore adolescent, la création du magazine Grand Prix International avec Xavier Chimits, ses passages chez Renault F1 en tant qu’attaché de presse à l’époque d’Alain Prost, puis à Auto Hebdo, et à l’Automobile Magazine. Mais la trace qu’il va laisser en devenant le rédacteur en chef d’Auto Plus à 32 ans est particulièrement marquante.
Quand le groupe Axel Springer fait appel à ses services pour décliner Auto Bild en France, l’actionnaire ne s’attend pas à ce qu’Eric ne se contente pas de traduire des essais écrits outre-rhin. Désobéir, s’opposer au pouvoir était l’une de ses marques de fabrique. De fait, il va s’entourer dès la création d’Auto Plus d’une équipe de journalistes, déjà chevronnés pour les uns, en début de carrière pour les autres. Et avec eux, il va faire d’Auto Plus ce qu’il avait envie de faire : le premier magazine auto grand public en France avec du contenu en quelque sorte révolutionnaire.
Après quelques mois seulement, Auto Plus se vend à 300 000 exemplaires chaque semaine
Au tout début, le petit monde de la presse auto est narquois. L’Auto Journal, né après-guerre, règne en maître. Et il n’y aurait pas de place pour un nouveau canard auto qui n’écrit pas, pour schématiser, 10 pages sur une auto, mais 10 essais sur une page, pas de place non plus pour un journal qui accorde quasiment autant de place à la rédaction d’«articles magazine » (pratique, sécurité routière, enquêtes etc) qu’aux essais. Pourtant, après seulement quelques mois, Auto Plus va vendre à plus de 300 000 exemplaires. Un succès jamais égalé dans la presse auto.
Ce n’est pas un miracle. C’est le résultat d’une stratégie résumée dans le slogan publicitaire du titre : « Le journal qui se met à la place du conducteur ». Dès lors, tout, absolument tout était mis en œuvre pour répondre à ce seul objectif. Et pour maintenir cet objectif, Éric savait donner l’envie aux journalistes de tout tenter en leur laissant la liberté de monter les sujets les plus insensés. On pourrait en citer des dizaines. Retenons, le Cap Nord-Cap Sud de Patrick Martins en Renault Clio, le Paris Pékin de Thierry Soave en Citroën ZX, l’envoi d’un convoi humanitaire en Roumanie, les 24 Heures des GTI, la privatisation de l’autoroute des Titans pour organiser un comparatif de 40 voitures. Il suffit aujourd’hui de consulter une collection d’Auto Plus pour voir que chaque semaine, des comparatifs se succèdaient avec des dizaines de modèles.
Les années folles d'Auto Plus
Il n’y a pas un ancien journaliste d’Auto Plus qui n’a en tête des anecdotes liées aux folies qui étaient organisées. À titre personnel, j’étais un jeune pigiste qui n’avait presque rien écrit. Je rentre dans son bureau, toujours ouvert, pour lui dire que la récente sortie de la XM correspondait à la date anniversaire de la première traversée du Sahara par Citroën. Je lui propose de le célébrer en emmenant une XM jusqu’à Tombouctou.
Immédiatement, il téléphone au responsable presse de la marque. Je l’entends encore : «J’ai un journaliste dans mon bureau. Je ne le connais pas trop, mais il m’est sympathique. Tu me prêterais une XM pendant deux mois pour un road trip en Algérie et au Mali ? ». Pas de question de budget, ni de marketing. Je suis resté cinq minutes dans son bureau et je suis parti quelques mois plus tard avec le photographe François Beau. Le moment de préciser qu’Auto Plus a été aussi une formidable machine à cash pendant des années et que cette manne permettait de donner à lire des sujets hors du commun.
Des conférences de rédaction qui étaient comme des master class de journalisme
Cette capacité qu'avait Eric à nourrir Auto Plus de sujets extraordinaires nous a tous façonnés. Et sa vision, Éric nous la livrait tous les mardis soir lors de sa conférence de rédaction où il épluchait chaque page, avec sévérité s’il le jugeait nécessaire. Il faut le dire : on a tous pris cher parfois, surtout s’il pensait que le lecteur lambda pouvait ne pas comprendre ce que l’on écrivait : « Arrange ton col », disait-il, « Tu vas téléphoner à 400 000 lecteurs pour leur expliquer ce qui n’est pas clair dans ton papier ? ». Mais tout ça, c’était avant de sabler le champagne à la fin du tour de table.
Ses conférences de rédaction ont fini par constituer une sorte d’enseignement, comme une école de journalisme, d'ailleurs assez prestigieuse. Et de fait, beaucoup de ceux qui ont fait partie de son équipe ont pris la direction de titres autos. Thierry Soave à Sport Auto, Auto Plus, Carlife Magazine, Question Auto, Philippe Gegout à l’Argus, Marc Schlicklin à Automobile Classic, Jean-Michel Psaila a lui créé l’agence photos Abaca et j'en oublie certainement.
Eric donnait envie aux rédacteurs de se surpasser
Eric savait nous mobiliser et augmenter nos compétences. Et son imagination (l’idée de « Rémy Bricol’tout » était savoureuse ) qui se nourrissait de celle de la rédaction et réciproquement, faisait le reste. Un cocktail qui lui a permis de faire évoluer en permanence le contenu du journal. De manière certaine, sans Eric Bhat, Auto Plus ne serait jamais devenu le numéro 1.
En tant que manager, il avait un caractère fort, on l’a dit. Quand il n’était pas satisfait d’une réunion avec la direction du groupe, on l’entendait, et c’était sonore, revenir dans son bureau à grandes enjambées. Mieux valait ne pas aller le voir dans ces moments-là. Mais il pouvait mettre cette détermination au service de la rédaction, comme lorsqu’il avait (on connaissait ses orientations politiques) décrété la semaine de quatre jours. Bien sûr pas un mot à la direction. Patrick Cau, l’avais-tu su ?
En bref, on pourrait dire qu’il n’était mesuré en rien. Cet hommage permanent à la vie nous donnait de l'énergie. Egalement quand on faisait la fête d’ailleurs. À l’instar de l’Elysée Matignon qui avait été saccagé par Belmondo et Delon, une fête de fin d’année dégénéra gentiment au Petit Riche, un restaurant parisien. Mais la direction paya. On ne refusait rien à Auto Plus. D’autres souvenirs potaches, d'autres rires nous reviennent en tête.
Pour Eric, je crois aussi que l’amitié a toujours beaucoup compté. Ceux rencontrés tôt dans le sport auto, Bernard Asset, Johnny Rives, la famille Beltoise, Gérard Dalla Santa, ceux qui l’avaient suivi à Auto Plus, Xavier Chimits, Matthieu Angey, les Sentis, Laurent Chiapello, sa femme Marion, déjà disparue, Agnes Lasbarrères toujours fidèle au poste. Je crois qu’ils formaient comme une famille.
Une plume acérée
Gardons le meilleur pour la fin, car Eric était avant toute chose un journaliste, et un journaliste à l’écriture si particulière. Comme un artiste dont on reconnaît les œuvres, il avait une écriture identifiable. Difficile à définir. On pourrait dire à la fois ciselée, sarcastique, sèche, et très rythmée. Ces éditos mériteraient d’être rassemblés et publiés.
Eric, le dernier week-end de Pâques, je t’ai envoyé une photo de Ault, près du Crotoy en Baie de Somme où j’étais parti avec Sophie. Je savais ton attachement à cette ville où ton grand-père indien a vécu. Et avant de livrer ci-dessous ta réponse (sans s’étonner que tu utilises la signature « Fakir » depuis que tu t’étais converti à l’ayurvéda) et de donner enfin à lire quelques mots de toi que tu as tant chéris dans ta vie, je reprends la formule que tu utilisais pour te dire au revoir :
« Cher Eric, à plouch »
« La vie comme je l’aime, sauvage, indécise, mystérieuse. Joyeuses Pâques à vous, à mes aïeux. A vous revoir dès votre retour. Bizz du fakir ».

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