Au milieu des années 90, les voitures 100% électriques offraient péniblement 80 km d’autonomie, plafonnaient à 90 km/h, et il fallait compter huit heures en moyenne pour recharger leurs batteries. Quinze ans plus tard, soit à peu près l’équivalent d’un millénaire en termes de progrès techniques, le tableau n’est guère plus réjouissant : une Peugeot iOn ou une Renault Fluence Z.E., lancées dans les mois qui viennent, pourront certes tutoyer les 140 km/h, mais probablement au prix d’une forte réduction de l’autonomie, en-deçà de la fourchette des 140-160 km atteignables dans des conditions d’utilisation optimales. Quant au temps de charge, il oscille toujours autour de 7-8 heures sur une classique prise 220 V. Bref, même si les avancées sont indéniables en termes de performance et de rendement, elles font sourire le moindre turbo-diesel venu. Des performances médiocres, donc, qu’accompagnent des prix très élevés : prévoir près de 30 000 € pour la future Nissan Leaf, ou la bagatelle de 500 € par mois pour la location d’une citadine telle que la Peugeot iOn, exemples pris au hasard.

 

2€ le plein !

Mais alors, pourquoi un tel battage autour de modèles encore incapables de répondre aux besoins des automobilistes ? Simple, ils offrent des promesses environnementales terriblement alléchantes, du moins à l’usage, et le coût du « plein » d’électricité - 2 € environ - a de quoi susciter l’intérêt des plus blasés. Il faut dire que les voitures électriques ont de quoi séduire. Ni émissions polluantes à l’usage, ni mécanique bruyante : sur un plan éco-citoyen, elles ont tout bon. Ces aspects se voient d’ailleurs systématiquement mis en avant dans la communication officielle, qu’elle émane du gouvernement ou des constructeurs, rendant presque inaudibles certaines voix discordantes.

Ainsi, l’Ademe, agence écologique gouvernementale, précisait dans une étude de stratégie publiée l’an dernier que « les véhicules électriques ne présentent pas un bilan global systématiquement à leur avantage par rapport aux autres modes de transport, notamment au véhicule thermique ». En effet, il faut également prendre en compte le processus de fabrication d’électricité pour dresser un bilan écologique global des véhicules électriques, et celui-ci est encore loin d’être optimal, notamment à partir du moment où l’électricité provient de centrales thermiques. Préoccupation que rejoint Jean-Marc Jancovici, ingénieur spécialiste des questions énergétiques et du réchauffement climatique : « Si l'électricité est majoritairement produite avec du charbon, du pétrole ou du gaz naturel, ce qui est le cas presque partout sauf en France, en Suisse et en Suède, alors les émissions de CO2 (gaz à effet de serre) sur l'ensemble du cycle sont du même ordre que ce qui est engendré en consommant directement du pétrole ». Une voiture électrique pourra donc être qualifiée de propre en France (merci le nucléaire), mais son bilan écologique change du tout au tout de l’autre côté des Alpes, des Pyrénées...ou du Rhin. Ce qui peut aussi expliquer, du moins en partie, le peu d’empressement des constructeurs allemands. L’an dernier, le PDG du groupe Volkswagen Martin Winterkorn déclarait ainsi que la voiture 100% électrique représenterait au mieux 1,5% du marché mondial à l’horizon 2020, une estimation presque sept fois inférieure à celle de Carlos Ghosn, PDG des groupes d'automobiles français Renault et japonais Nissan. Même s’il se plait à cultiver l’image de celui qui a raison avant les autres (ce qui s’est souvent vérifié), Renault mettrait-il la charrue avant les bœufs ? Interrogé par Le Figaro, un responsable de Volkswagen résume la position du constructeur aussi abruptement que clairement : «La voiture électrique? Elle n'est absolument pas crédible aujourd'hui. Avec la Golf blue-e-motion, nous démontrons que nous maîtrisons la technologie et que nous savons la mettre en œuvre. Mais le marché, lui, n'existe pas

 

Electro-optimisme

Renault appréciera. Leader sur le créneau (du moins en termes de communication), et convaincu de l’avenir radieux de l’électrique, celui-ci multiplie déclarations positives et chiffres-choc : il a ainsi récemment chiffré à quatre milliards d'euros l'investissement déjà effectué pour le premier modèle de voiture électrique qui sera mis sur le marché à la fin 2010, en l’occurrence la Nissan Leaf. Il ambitionne par ailleurs la fabrication de plus de 150 000 voitures électriques - la citadine Zoé, qui sera affichée au même tarif qu’une Clio diesel -  chaque année à l’usine de Flins dès 2015. Et en additionnant les différents modèles électriques de l’alliance Renault Nissan, il vise la production totale de 500 000 modèles « à watts » dans les cinq ans, assurant même que ceux-ci auraient un premier impact sur les profits dans les trois ans (interview à Paris Match, 17/06)! Si ce n’est pas de l’électro-optimisme, ça y ressemble fort. Pour parvenir à ses fins, il compte sur un allié de poids, l’Etat français, qui a prévu une enveloppe de 750 millions d’euros pour le développement des véhicules décarbonés, et une autre de 250 millions de prêts bonifiés afin de favoriser leur industrialisation. Ce qui s’appelle se donner les moyens de ses ambitions, donc.

Mais de l’idée à sa concrétisation, il y a encore de nombreux obstacles à franchir. Faire rouler quelques centaines de voitures à l’électricité, c’est facile. Mais qu’adviendra-t-il quand il faudra en alimenter plusieurs centaines de milliers à la fois ? Même en se limitant à la France, il est permis de s’interroger quant à la capacité à faire face à une telle demande.

L’hiver dernier, les nombreux arrêts de production dont ont souffert les réacteurs nucléaires français ont conduit la France à importer de l’électricité de l’étranger. RTE (Réseau de transport d’électricité) rappelle ainsi que l’année 2009 a compté 57 journées d’importations nettes, contre 6 en 2008 et 20 en 2007. Quand il faudra alimenter un parc de plusieurs milliers de voitures électriques en même temps au cœur d’un hiver rigoureux, EDF pourrait avoir du mal à suivre.

 

Fast watts

Autre sujet de tension, le développement des bornes de recharge rapide, censées permettre de faire le plein d’électricité en 10 à 15 minutes. Carlos Ghosn a ainsi récemment déclaré que le prix de base de ces équipements avait été divisé par trois en trois ans, passant de 35 000 $ (29 000 €) en 2007 à 10 000 $ (8300 €) aujourd’hui, condition nécessaire à un développement plus large de la technologie. L’objectif est d’atteindre rapidement un coût de 3 à 4000 € pour des appareils permettant des charges de 10 à 15 minutes, « ce qui les rendrait plus accessibles pour des particuliers et dans des immeubles d’habitation », avance M.Ghosn cité par l’AFP. Pour de nombreux acteurs du secteur, il s’agit pourtant d’un non-sens écologique. L’Ademe, agence environnementale gouvernementale, estime en effet que si l’alimentation en électricité d’un parc d’un million de véhicules électriques est aisément envisageable pour 2020, ce ne sera que dans des conditions de charge lente et en période creuse : en clair, la nuit quand tout le monde dort. Et ajoute que  les recharges « flash » de quelques dizaines de minutes sont à éviter car elles créent de forts appels de puissance, ce qui constitue une contrainte supplémentaire forte sur le système électrique. « Le véhicule électrique est ce qui s’approche le plus d’un véhicule propre, tant en termes de bruit, de pollution que de diversification énergétique. Mais attention aux conditions de recharge », explique Patrick Coroller, Chef du service Transport et mobilité de l’Ademe. « Une charge lente, c’est 3 à 4 kilowatts de puissance appelée. Une recharge rapide, c’est dix fois plus. Imaginez 100 000 voitures qui appellent en même temps 30 kilowatts, cela représente trois gigawatts». A titre de comparaison, la puissance nominale de chacun des deux réacteurs de la centrale de Flamanville s’établit à 1,3 gigawatt. Polémique en perspective ? Pas sûr. La charge rapide intéresserait surtout les flottes captives d’entreprise, une minorité face à la masse de particuliers qui recourraient à la charge lente nocturne. Du côté d’EDF, on se veut rassurant : « Nous ne sommes pas des fanatiques de la recharge rapide, qui fait appel à la production d’énergie carbonée et s’avère coûteuse. 95% de l’infrastructure concernera de la charge lente», précise Igor Czerny, Directeur des transports et véhicules électriques au sein de l’entreprise. « Nous travaillons actuellement à mettre en place des standards et des normes qui n’existent pas ou peu, que ce soit pour les prises électriques, les protocoles de communication voiture-borne ou la monétique. » Suffisant pour enclencher un mouvement durable ? « La dynamique est irréversible, même si nous croyons beaucoup à l’hybride rechargeable. On estime que cette technologie représentera les deux tiers du parc en 2020, car elle réunit le meilleur des deux mondes. »

De fait, l’on suivra avec intérêt les conclusions de l’expérimentation actuellement en cours à Strasbourg, laquelle met en scène des Toyota Prius susceptible de parcourir jusqu’à 20 km en mode tout électrique avec des batteries rechargeables sur secteur ou grâce au moteur thermique. Contournant l’écueil d’un bouleversement radical des habitudes, cette technologie permettra une transition plus douce vers le 100% électrique. Ce qui laissera plus de temps  aux fabricants pour améliorer les performances et, surtout, l’autonomie des batteries. Qui voudrait d’une voiture devant ravitailler tous les 150 km, et ce quand bien même des études montrent que 87% des européens parcourent moins de 60 km par jour ? Finalement, la révolution de la voiture électrique est autant technique que psychologique.