La grogne contre la politique fiscale continue de monter, particulièrement en ce qui concerne l'écotaxe. Samedi dernier, 47 points de rassemblement ont été recensés sur toute la France, mobilisant plusieurs milliers de camions. Caradisiac a suivi l'un des trois mouvements organisés en Ile-de-France, à savoir le barrage filtrant de l'autoroute A6. Zoom sur une journée conviviale avec des chauffeurs routiers souriants, solidaires et déterminés.

Barrages filtrants et opérations « escargot »: le 30 novembre, les chauffeurs routiers ont encore réussi à se faire entendre en répondant à l'appel de l'OTRE (Organisation des Transporteurs Routiers Européens). L'organisation patronale a réuni patrons et salariés pour demander l'annulation pure et simple de l'écotaxe et non son report comme l'a annoncé le gouvernement, qui peine à maintenir le cap. Annoncés aux usagers depuis une semaine auparavant, les blocages franciliens anti-écotaxe ont ainsi réuni 52 poids-lourds sur l'A6, 180 sur l'A4 et plus de 200 camions sur l'A1.


Vis ma vie de chauffeur routier : Caradisiac au cœur du mouvement

6h30 : RDV dans les Yvelines (78), au dépôt de l'entreprise TMR (Transports Michel Rambouillet). Après leur semaine de travail, quatre chauffeurs – dont Patrick, le chef d'entreprise - ont choisi de prendre sur leur week-end pour se lever à la même heure et répondre à l'appel du mouvement anti-écotaxe. Après un café matinal, nous faisons le plein de gasoil et partons à quatre camions en direction du département de l'Essonne. Je monte avec Alexandre, le fils de Patrick Michel, qui se présente et m'explique ses motivations : « Mon père a fondé la société TMR il y a trente ans, aujourd'hui nous avons une flotte de vingt camions. Je m'apprête à passer mon attestation de capacité de marchandises, qui me permettra d'être gérant et ainsi reprendre l'entreprise de mon père.

C'est la première fois que nous manifestons, par solidarité envers les confrères chauffeurs routiers. Nous sommes tous dans le même bateau, on se bat pour sauver nos petites entreprises et le pouvoir d'achat de chacun. Dans un premier temps, ce sont les transporteurs qui paieront l'écotaxe, mais elle sera répercutée sur la facture et c'est encore le consommateur qui va trinquer. »


8h : Après une heure de route, nous arrivons à l'heure au point de rendez-vous. Sur la zone industrielle de la Marinière à Bondoufle (91), une vingtaine de camions est déjà présente. Les chauffeurs sont réunis autour d'un organisateur de l'OTRE qui insiste sur les consignes de sécurité : « Nous circulerons sur les deux voies de gauche et freineront progressivement jusqu'à l'arrêt total du cortège. Seule la voie de droite sera disponible pour les automobilistes, ce qui créera un entonnoir grâce auquel nous distribuerons les tracts pour expliquer notre démarche. Face à l'énervement de certains, un seul mot d'ordre : restez calmes et faites attention à vous, le but du jeu étant de tous rentrer entiers à la maison ce soir. » Une allusion à la manifestation des agriculteurs une semaine auparavant, qui s'était soldée par la mort d'un automobiliste excédé par les forts ralentissements occasionnés.


9h : Les moteurs ronflent et les klaxons joyeux se font entendre. Encadrés par les motards de la police, les camions empruntent l'A6 dans le sens Paris-province pour s'arrêter au niveau de la sortie de Villabé. Les quatre camions de TMR restent groupés et ferment les deux longues files de poids-lourds stationnés sur l'autoroute. Armée de mon superbe gilet jaune, je descends sur la voie pour discuter avec les chauffeurs et les policiers. L'ambiance est bon enfant, grâce à un petit déjeuner improvisé sur l'autoroute. Le soleil est au rendez-vous mais il fait froid ; des routiers partagent leur café chaud avec les policiers.


10h : Un chauffeur un peu particulier attire mon attention, j'ai nommé Bruno, alias « Jésus ». Bien décidé à défendre son gagne-pain, l'homme a décidé de manifester... dans le plus simple appareil ! Simplement vêtu d'une perruque et d'un linge blanc, Bruno brave le froid piquant habillé en Christ sur la remorque de son camion, avec la pancarte « Jesuis transporteur ». Roulant au pas sur la troisième voie, les automobilistes rient de bon cœur et soutiennent le chauffeur courageux, prêt à donner de sa personne : « Il faut savoir ce que l'on veut ! Je suis à la tête d'une PME d'une dizaine de salariés. Mon entreprise marche bien, mon carnet de commande est plutôt bien rempli vu le contexte. Mais si mon chiffre d'affaire augmente, je ne gagne pas plus pour autant car les charges augmentent elles-aussi. Chaque année, on paie déjà la taxe à l'essieu. Pourquoi nous rajouter l'écotaxe ?»

Comme Bruno, Alexandre évoque un « mensonge écologique » : « Pour une flotte de vingt camions, on paie déjà chaque année 7600 euros de taxe à l'essieu. Où est l'écologie, quand de plus en plus de routes sont fermées aux poids-lourds ? Et là, il n'est pas toujours question de sécurité des écoles ou des autres usagers ! Pour livrer mes matériaux sur les chantiers à l'aube, je suis parfois obligé de faire jusqu'à 35 kilomètres de détour. Imaginez le temps perdu, les surconsommations en gasoil, les émissions de gaz à effet de serre supplémentaires et les embouteillages générés ! »


11h : D'après les policiers, il y a presque 10 kilomètres de bouchons cumulés. Sans surprise, certains conducteurs sont énervés ou simplement désolés par l'attente. Cela étant, la majorité d'entre eux s'intéresse et soutient l'action : « Vous nous faites bien ch... mais vous avez raison ! Lâchez rien ! » nous lancera un automobiliste. Un autre nous confondra même avec les Bretons pour lancer un « Vive les Bonnets Rouges ! » En prenant un tract, un chauffeur en service s'excusera de ne pas être à nos côtés mais dit soutenir ses confrères haut et fort.

Quant aux routiers étrangers, pour la plupart issus des grands groupes de transporteurs européens (dont certains français !), ils font profil bas devant la grogne de leurs homologues français. Si certains camions étrangers ont été bloqués toute la journée dans d'autres secteurs, le barrage filtrant de l'A6 a été plus clément avec eux.

Chauffeur travaillant pour le compte d'un gros transporteur, Florian est venu manifester... mais sans véhicule car son entreprise n'a pas répondu à l'appel. Il m'explique que la mort des petites PME de transport serait une aubaine pour ces grosses sociétés, qui trouvent leur compte dans l'instauration de l'écotaxe : « Dans ce genre d'entreprises, ce ne sont plus des professionnels de la route mais des financiers qui gèrent. Ils emploient des chauffeurs étrangers payés une misère pour élargir leur marge. Certains se sont même spécialisés à racheter les petites sociétés pour grignoter encore plus de parts de marché. Si les PME meurent, c'est la concurrence qui meurt avec elle, et les gros transporteurs pourront fixer leurs prix au plus haut car ils auront le monopole. »


12h : C'est l'heure du pique-nique : il fait froid, et les « casse-croûte » sont les bienvenus. Peut-être manque-t-il quelques degrés et la nappe à carreaux, mais l'atmosphère chaleureuse et solidaire n'a rien à envier à certains dimanches en famille. Cela dépend des familles me direz-vous.


13h : Si la plupart ont pris leur mal en patience avec une certaine fatalité, l'agacement monte d'un cran chez certains automobilistes. Résignée, une conductrice m'avoue avoir mis plus de 3h à atteindre le barrage. Certains sont attendus pour déjeuner et ont faim... d'autres ont une cruelle envie de faire pipi ! Courage, la prochaine station service n'est qu'à 900 mètres répondent avec bienveillance les routiers. Le soulagement est palpable et les sourires reviennent.


14h : Je me propose pour distribuer les flyers, afin de recueillir les impressions à chauds des automobilistes. Le sourire et ma nature féminine m'aident à repousser la mauvaise humeur de beaucoup de voitures, même si une passagère m'a envoyé mon tract dans la figure... Les insultes et les doigts d'honneur ne me surprennent plus désormais, et l'un d'entre eux ira même à traiter les routiers de « faignants ». Une réflexion blessante pour mes compagnons de la journée. Piqué au vif, Alexandre m'explique : « Je comprends l'énervement des conducteurs qui ont perdu 2 ou 3 heures dans les bouchons. Mais de là à dire que nous sommes des fainéants... Pour ma part, je me lève à 5h30 tous les matins, et rentre entre 19h30 et 20h quand il n'y a pas d'imprévu. Mes journées sont bien remplies : conduite et livraisons sur les chantiers, puis mécanique et maintenance du parc, gestion du personnel et du planning le soir... Que les gens qui nous attaquent ainsi viennent passer quelques jours avec moi. Non seulement ils reverraient leur jugement, mais ils ne tiendraient pas la semaine. »


15h30 : La journée a été bien remplie, et il est temps de faire chauffer les moteurs pour profiter un peu du week-end nous aussi ! En moyenne, les autres barrages ont été levés autour de 17h, à la tombée de la nuit. Policiers et routiers se saluent et se serrent la main avec un grand sourire. « A la prochaine ! » lancent certains chauffeurs avec malice, ce à quoi rient de bon cœur les forces de l'ordre devant quelques automobilistes médusés.


Situés à la fin du convoi, les quatre camions TMR démarrent dans la bonne humeur en direction du dépôt. Une heure de trajet nous permet de faire le bilan de cette journée d'action avec Alexandre : « On espère que le message est passé, à savoir annuler l'écotaxe. C'est l'avenir des petites PME qui est en jeu, ainsi que le pouvoir d'achat du consommateur car au final, l'écotaxe n'est qu'un impôt indirect de plus ».


Photographies Prisca Pellerin