Lundi 3 août. Scène I. Tracteur contre train.

Trois heures du matin, le parking de la gare de Quimper déborde de voitures. Dans la fraîcheur de la nuit, comme bien d'autres, j'attends des amis annoncés pour… 19h15.

Le train est arrivé sans bruit, c'est le grondement de dizaines de valises à roulettes qui annonce le débarquement des passagers, l'air hagard, portant ou remorquant des enfants endormis et arborant le pâle sourire de ceux qui achèvent un long et difficile voyage. 

La veille, dimanche dans l'après-midi, un tracteur agricole a dévalé un champ jusque sur les rails de la ligne Paris-Rennes et s'est fait percuter par un TGV, puis ses débris par un autre. Une banale histoire de frein à main mal serré, mais façon grand style, avec presse à ballots pour faire encore plus ballot. Pas trop de casse - le conducteur du train légèrement blessé - mais plus aucun TGV n'arrive dans la péninsule ou n'en sort, hormis ceux passant par Nantes.

Pour mes amis partis de Paris vers 15h00, le voyage aura duré douze heures. Dont quatre ou cinq parce que la SNCF s'est entêtée à remettre coûte que coûte ses six cents clients sur les rails, plutôt que d'affréter jusqu'à leurs gares de destination les autocars venus les extraire du TGV cabossé. Il leur a fallu attendre des heures, à la gare de Rennes, leur nouveau train. Et bien évidemment, tradition maison oblige, sans être trop informés du calvaire qui les attendait. Si ces passagers avaient su qu'ils passeraient à quai la soirée et une partie de la nuit, nombre d'entre eux auraient tapé blablacar.com sur leur smartphone ou pris le chemin de la gare… routière.

Or, voir ses clients covoiturer ou grimper dans des autocars, c'est justement le cauchemar du PDG de la SNCF Guillaume Pepy. L'expansion du covoiturage – en plein boom cet été – lui gâchait déjà un peu le sommeil, mais avec la libéralisation du transport routier de personnes par la loi Macron, c'est l'insomnie qui menace. Il suffit de regarder une carte de France des grandes liaisons mises en place par les cinq principaux autocaristes pour constater que la concurrence est frontale entre trains et cars. Et surtout de comparer les tarifs du rail et de la route pour comprendre que la bataille sera saignante.

 

Lundi 10 août. Scène II. Train contre autocar.

- Je passe te prendre à la gare ?

- Pas forcément, je peux me faire déposer où ça t'arrange.

- ?

Pour me rejoindre en Bretagne, ma fille aînée, longtemps adepte du rail, a choisi l'autre camp : 5 € (!) d'autocar entre Toulouse et Vannes puis 20 € de covoiturage de Vannes à Quimper.

Le trajet lui a pris un peu plus de temps qu'en train – qu'en train qui arrive à l'heure s'entend - mais pour six fois moins cher et avec le wifi gratuit en prime dans le car. Comment le rail pourrait-il s'aligner sur de tels tarifs ?

La SNCF se fait si peu d'illusions sur la réponse qu'elle investit désormais massivement sur la route.

Depuis longtemps premier camionneur de France avec le transporteur routier Géodis, elle met désormais l'accent sur sa filiale autocariste Idbus, rebaptisée Ouibus cet été, équivalent routier de ses TGV low-cost Ouigo et de sa branche location de voitures entre particuliers Ouicar.

D'Idbus à Ouibus, la SNCF a en quelques mois triplé son nombre d'autocars pour ouvrir quatre cent trente liaisons desservant quarante-six villes à coups de ticket promotionnels à 5 € ; avant de les "offrir" de 10 à 30 €.

Vous demandez-vous comment on peut gagner de l'argent avec des autocars valant 250 000 €, consommant leurs 35 l/100 km, conduit par des salariés à 20 ou 25 € de l'heure et transportant 40 ou 50 passagers à 5 ou 20 € ? Réponse : en en gagnant peu. Et au pire, en en perdant infiniment moins que la SNCF, officiellement peu ou prou à l'équilibre mais qui, structurellement, coûte 9 à 10 milliards d'euros par an au contribuable français. Ce vilain chiffre qui sort rarement des tiroirs n'est pas une honte pour la SNCF, ni une tare nationale. Partout dans le monde, le passager d'un train ne paie que plus ou moins la moitié de ce que coûte son trajet à la collectivité. Cette technologie du XIXe siècle, gourmande en main-d’œuvre et en capital, ne peut être au XXIe siècle que déficitaire.

L'autocar et le covoiturage tueront-ils le train ?


Samedi 29 août. Scène III. Auto contre train.

Le tableau évoque un film post-apocalyptique : des buissons de mauvaise herbe poussent entre les rails au bord des quais de la gare d'Amiens. Ma femme trépigne. Je lui avais dit qu'il y aurait un train toutes les heures, qu'en 50 minutes, elle serait à Paris, largement à temps pour le mariage de son ami. Ça, c'était dans ma jeunesse. L'unique train de ce samedi matin mettra quasiment deux heures, dont vingt minutes de retard au départ, en une demi-douzaine d'étapes pour relier la capitale à 120 km de là. Deux heures, c'est ce qu'il me fallait, étudiant, pour y aller par la nationale, sur ma 125 poussive avec le vent de face.

Amiens est désormais dans une des zones d'ombre de la SNCF qui fait passer ses TGV Paris-Lille quarante kilomètres à l'Est et laisse en friche le rail picard. Pour les habitants de cette capitale régionale, aux marges de l'Ile-de-France, la voiture est devenue aussi vitale qu'aux Creusois et Ariégeois.

Justement, pour se passer les nerfs, ma femme consulte les offres de covoiturage sur blablacar.com. Il y a l'embarras du choix, mais trop tard pour le mariage. Elle pourrait aussi aller sur Idvroom, le concurrent racheté par… la SNCF, décidément omniprésente sur le bitume.

 

Ce matin-là, je me suis demandé si la Société Nationale croyait encore à l'avenir du Chemin de Fer, si elle n'accompagne pas plus qu'elle n'y résiste la grande transition du rail vers la route, perspective irrésistible avec l'avènement proche du véhicule autonome.

On peut bien faire remonter le phénomène aux années 70, dire que depuis longtemps des lignes d'autocars ont tant bien que mal remplacé les innombrables liaisons abandonnées par la SNCF à l'expansion automobile. Mais c'était le prix à payer pour préparer l'incontestable succès du TGV. Or, aujourd'hui, c'est le modèle même du TGV qui est remis en cause, tant son expansion que son organisation et d'abord sa viabilité économique. Le train semble bien parti pour se faire "uberiser" par l'autocar et le covoiturage.

Pourtant, une débandade du rail en annoncerait d'autres. Le citoyen consommateur, roi tout-puissant en son smartphone, n'a pas fini de casser les prix et de déboulonner les grandes réalisations collectives. Est-ce ce que nous voulons ?