Parce que, comme vous ça m'enquiquinerait au-delà du raisonnable. Parce que, comme vous, j'en suis encore à essayer de respecter le 90. Et parce que si ça passe à 80, je me remets à dépasser tout ce qui roule. ça m'ennuierait, j'ai mis 25 ans à comprendre à quoi ça sert de respecter le 50, le 70, le 90, le 130... Explications.

En mai 1989, deux semaines avant mon embauche à Auto Moto, je m'offrais une grosse GT, le genre de moto qui abat Paris-Toulouse dans l'après-midi. Ma vitesse de croisière sur autoroute, c'était 180-200, avec pointes à 220. On disait "deux-vingt" pour aller plus vite. Je respectais parfois le 130. Sur départementales.

J'aimais ça, énormément. A la fin des années 80, des persécutés hurlaient déjà à "la répression policière à outrance", mais ils charriaient : l'excès de vitesse était aussi férocement pourchassé qu'aujourd'hui l'oubli du clignotant. Pour y laisser son permis, il fallait croiser un chat noir sous une échelle.

Je les trouvais quand même absurdes ces limitations. Avec de bons pneus bien gonflés, une bécane révisée et de bons réflexes, qu'est ce que je risquais ? Le 90 ou le 130, c'était pour les vieux, les débutants, les maladroits, les trouillards, pas pour le seigneur de la route que j'étais. Si on veut qu'il y ait moins de morts pensais-je, il suffit de boucher les nids de poule, balayer les gravillons, remplacer les priorités par des céder (moi) le passage et surtout, surtout, mieux former les conducteurs. C'est fou comme les gens conduisent mal.

J'en étais là, absorbé par mes essais de moto et de passionnants articles sur l'hydrophilie du liquide de freins, quand le rédac'chef m'a commandé des enquêtes sur les accidents de la route. Pas de bol, il ne me demandait pas de donner mon avis sur la question, mais de faire mon boulot de journaliste. D'interview de chercheurs, ingénieurs, psychologues, sociologues en reportages chez les gendarmes, pompiers, dans les DDE, les centres de rééducation, les écoles de conduite, les centres de recherche plus quelques plongées dans les rapports et statistiques, j'ai vu peu à peu mes illusions se fracasser. En plusieurs petits morceaux que voici.

 

L'accident est rare. On peut conduire vite et même très vite pendant toute une vie, le plus probable est qu'il n'arrive jamais rien. Statistiquement, la probabilité d'accident est minime. C'est d'ailleurs tout le problème, bien connu en sécurité industrielle, des comportements dangereux qui se transforment en expérience puis en modèle à suivre : "T'inquiète petit, j'ai fait ça toute ma vie". Du coup, des millions de "pilotes", dont pas mal d'éminents confrères, peuvent affirmer que rouler vite n'est pas dangereux. Ils ont raison, se tuer sur la route, c'est une probabilité de loto. J'étais très joueur…

 

Mais les accidents sont fréquents. En 1989, ils faisaient dans les 11 500 morts et 50 000 blessés graves. Une saignée qui se comptait –et se compte encore- en milliards pour la société : frais d'hospitalisation, prise en charge du handicap et vies perdues. Qu'il s'agisse de souffrances ou de finance, aucun responsable politique ne peut balayer ça d'un revers de la main. Y remédier relevait de la pure bonne gouvernance et il faut reconnaître qu'elle a un peu tardé à s'imposer. Vers 1993, j'interviewais la bête noire des automobile-clubs, le délégué interministériel à la Sécurité routière, Jean-Michel Bérard, un parfait honnête homme, grand commis de l'Etat qui savait quoi faire mais ne le pouvait pas. Se faisait-il rappeler chaque matin que les conducteurs sont des électeurs ? J'ai à peine ralenti mais regardé les gendarmes d'un autre œil.

 

La vitesse, facteur aggravant et non pas cause des accidents. C'était et c'est encore, le credo, façon l'œuf ou la poule, de la presse automobile. Je n'y ai jamais cru, tout ce que je voyais démentais cette chinoiserie. Sortir trop large d'un virage abordé trop vite et emplafonner le gars qui arrive en face, c'est un facteur aggravant ? Les 20 km/h qui séparent le piéton effrayé par le cri du pneu et le piéton sur le toit de la bagnole, ce n'est pas une cause ? Certes, les forces de l'ordre cochent facilement la case vitesse dans leurs rapports. Mais ils l'oublient aussi pour beaucoup de stop grillés, refus de priorité ou changement de direction intempestif, quand l'innocent déboule à fond de toc vers papy qui tourne trop lentement la tête. La peur naissant de l'imagination, et les rapports de police nourrissant cette dernière, j'ai encore un peu ralenti. Pas trop quand même…

 

Sur la route, on ne tue pas que soi. C'est toute la différence avec le fumeur qui se mijote son petit cancer personnel ou le bricoleur imprudent qui tombe de l'escabeau sans nuire à personne. Comment peut-on comparer le bilan de la route et celui du tabac ou des accidents domestiques ? D'autant que l'Etat ne peut pas –encore- nous fliquer à domicile quand nous remplissons le cendrier ou changeons une ampoule.

 

Nous ne voyons pas où est le danger. Le danger nous fait ralentir, nous rend attentifs. Du coup, le danger n'est pas dangereux. C'est ce que m'ont expliqué tous les aménageurs et les patrons de DDE que des élus tannaient pour corriger un croisement ou un virage mal foutu. Personne ne s'y tuait. Les drames ont lieu ailleurs, sur la belle ligne droite, dans la grande courbe relevée, le carrefour avec dégagement. Aujourd'hui, on y met une ligne continue, des rails ou un rond-point. C'est aussi pour cela que l'Anglais s'est toujours moins tué sur la route. Pour de subtiles raisons de finances et de droit foncier, ses départementales datent de l'an 40, voire avant. On s'y croise difficilement, on y rebondit, on conduit à raz des haies ou des murets. Quand un chêne centenaire gêne, la route fait une baïonnette et "slow down" est écrit sur le bitume. A 90, le Rosbeef fait péter un chrono. A cette allure, le Français se cure le nez, parce que les DDE ont eu, pendant 50 ans, la manie de la belle route efficace, large et bien revêtue où l'on trace. Et où maintenant, l'on met des radars. Je me suis soudain méfié des belles lignes droites par grand beau temps.

 

Tout au long des années 90, j'ai vu se généraliser ABS, airbag frontaux, latéraux, de tête, renforts de porte, habitacles indéformables, zones d'absorption, ESP, AFU, crash tests EuroNcap. Dix ans pour passer de l'AX à la C3, 400 kilos de plus et pour résultat 2 à 300 morts de moins les bonnes années et 50 à 500 de plus les mauvaises. Dix ans de progrès technique pour gagner autant de "tués par an" que dans les deux ans qui ont suivi l'électrochoc des radars automatiques, fin 2002. Bizarre, non ? Aujourd'hui, des voix s'élèvent pour les débrancher, comme en Grande-Bretagne. Espérons qu'un jour, ce soit possible, je serais le premier content. Mais je n'aimerais pas être à la place de celui qui tire la prise. Il devrait d'abord conduire un mois de l'autre côté du tunnel…

 

"Les gens" conduisent mal et on n'y peut rien. Après mes stages de conduite "préventive" payés par le rédac'chef, je croyais dur comme fer en la formation. L'ennui, c'est que la plupart des automobilistes ne veulent qu'aller de A à C avec un permis B qui leur coûte le moins cher possible et sans y mettre plus de concentration ou de passion que pour beurrer un sandwich. La plupart des automobilistes ne sont pas passionnés d'auto, ça vous étonne ? On n'est pas non plus obligé d'aimer Thelonious Monk ou la musique baroque. Comme ils ne sont pas très intéressés par ce qu'ils font, ils ne nous voient pas débouler, nous autres conducteurs rapides et concentrés, dans leur rétro ou au croisement. Faut-il les punir de l'hôpital ou de la peine de mort ? Rouler à la même vitesse que "les gens", c'est leur accorder le droit à l'erreur. Et à soi aussi. Quelques mois après mes stages, j'avais repris presque toutes mes mauvaises habitudes. Un moniteur de pilotage m'avait parlé d'un de ses collègues, spécialiste de l'évitement et du freinage dégressif qui s'était tué sur une route provençale en percutant, roues bloquées, un camion qu'il aurait largement pu éviter. Ca m'a un peu gâché le plaisir sur départementale…

 

Le job de l'Etat, c'est de faire cohabiter les bons conducteurs, les motivés, adroits, attentifs, concentrés (les commentateurs de ce forum) avec les autres, les mauvais, les manches, les distraits, les irrécupérables. Et aussi les hargneux, les pressés, les trop jeunes, les trop vieux, les pas fins.  Tous ayant le droit de circuler sur les mêmes routes et aux mêmes heures, il faut bien limiter la casse dans ce foutoir humain. Et pour cela, on a trouvé un genre de plus petit commun dénominateur, idiot, mais à la portée de tous et qui soit mesurable par le gendarme : la limitation de vitesse. Comme une règle du jeu. Maintenant qu'elle est tout juste admise, la changer serait d'une stupidité sans nom, le meilleur moyen de relancer la bagarre sur la route, de remettre à la mode l'appel de phare et la collision frontale. C'est ce que je voulais dire le mois dernier… Et que j'ai si mal dit.