Sous ce photogramme tiré d'Elephant d'Alan Clarke, vous allez pouvoir découvrir tout d’abord une contribution textuelle d’une longueur plutôt remarquable tirée de Rodéos le cinquième chant de Sombre aux abords, un livre à paraître. Mais le plus remarquable, concernant ce travail en cours, c’est que son auteur nous le soumet aussi pour juger de la crédibilité « automobilistiquement parlant », et ce même si les roues n'ont pas la bonne dimension, de ces « pages ». C’est donc à nouveau une première que Périscope pour réserve, à double titre donc. Sachons ainsi l’accueillir.




« J'ai une 407 2.7 Hdi, un coupé Féline de 2006, avec un beau V6 biturbo, 24S, de 2720 cm3.

À l'intérieur j'ai installé un pommeau de vitesse vintage, un Hurst en alu brossé.

J'ai viré mes jantes et pneus 18 pouces pour passer en 19, avec des jantes Alopias, intégré des feux diurnes 2x28 LED au nouveau pare-choc avant, un Rieger avec diffuseur Carbone look. À l'arrière, j'ai déposé l'ancien becquet et installé un nouveau en PuRim injecté et une lunette de vitre arrière, Rieger également.

Les ampoules de plaques d'immatriculation, de seuils de porte, des feux de recul et des feux de positions ont été remplacées par des LED. Sur le toit, j'ai posé une antenne requin noir. J'ai aussi mis des coques de rétros chromées, supprimé le logo arrière et posé le nouvel emblème du lion, celui du coupé SRV. À part ça, sur la carrosserie, pas grand chose, sinon la pose d'une plaque plexi blanche à l'avant et à l'arrière.

À l'intérieur, dans l'habitacle, j'ai changé toutes les ampoules pour des LED, et monté des pédales alu. J'ai même fignolé le tout en montant des embouts alu aux loquets de portes.

Bien sûr, je me suis payé un traitement Glastint en noir 5% pour les vitres latérales avant et arrière et pour la lunette arrière, j'ai également ajouté un pare soleil dégradé noir.

Le moteur est maintenant nickel et assez puissant comme ça, j'ai simplement reprogrammé le carburateur pour le monter à 247cv. C'est sûr que j'aurais préféré une essence, mais la motorisation pose problème : le 1,8i est un moteur ingrat, il rechigne à prendre des tours, a un bruit dégueulasse. Ce qui m'aurait plu c'est un 2,2i 16v, ou bien sûr, carrément le 3,0i 24v, avec son V6, ce son, son son est magnifique, il feule et vibre comme aucun autre, je le repèrerais à des kilomètres. Mais ce n'est pas pour nous, pas notre catégorie, vilain nez, ceux qui peuvent se le payer les font dormir au chaud et ne prendront jamais le départ la nuit, à bloc, devant les Restau-marchés.

Caparaçonnée pour vaincre et vrombir, elle impressionnera, elle est préparée pour combattre, filer fière noire. C'est une belle bête, pas de la camelote, je ne conduis plus de charrette.

Elle et moi attendons, cette nuit, cette nuit, sur le parking d'Auchan. Je l'ai lustrée, elle brille, flambe sous les réverbères inutiles. Les lueurs des néons verts et rouges du supermarché glissent sur le noir du capot. Sofian ne devrait plus tarder. Sofian m'aide sur la voiture, il a son CAP mécanique auto, il se débrouille bien. On l'a montée à deux, mis les mains dans le moteur en duo, à quatre mains, main dans la main tous deux. Dans le lotissement, dès qu'il passe, ça s'agite et bavarde, les regards nous traversent, reprochent dans mon garage et donc dans le quartier, une présence immigrée, bougnoule, ils connaissent la menace, ils en ont vus à la télé : cassos. Vite. Très vite et loin. Très loin.

On court pour le plaisir, et l'argent, on prend l'argent, on court. De ville en ville, on la conduit, on passe, on court, on s'arrête, on repart.

Nous nous sommes faits un nom dans les rodéos urbains. Quelques vidéos sur Internet, des courses gagnées, des flics lâchés, et notre réputation est faite. Sofian et moi prenons les paris, on impose notre parcours dans la ville à qui vient nous défier.

Rien ne nous retient, aucun lien, pas d'attache. Nos familles n'en sont plus et le temps passé dans le moteur, sous le capot, a éloigné les quelques filles qui nous tournaient autour. Elles ont vite compris que nous ne serons jamais responsables. Notre argent, nos vies roulent pour ces courses. Elles pensent qu'on se fera attraper un jour, ou l'autre, qu'on finira en tôle pour avoir renversé un type, ou en miettes dans le décor. Elles ne comprennent pas que ma vie est là, qu'on ne peut pas m'arrêter, je ne peux m'arrêter, je suis né pour tracer la route et je roulerai, roulerai.

Rien ne nous retient, rien. Je démarre et je sais que les voitures sont faites pour rouler, pas pour s'arrêter. Je le sais : si j'accélère, je suis un con, si je freine, un lâche. Je ne lâcherai rien.

Je suis né ainsi, pour partir et rouler, m'échapper de ce manque de pot. Parti de rien, je n'ai rien à perdre, et je ne veux rien, ni personne, je ne pourrais que les perdre, encore. La seule chose que je veux gagner, ce sont les courses, car une fois gagnées, elles s'évaporent, et les gagnants restent des losers.




Et cette nuit, cette nuit. Cette nuit, cette nuit. Cette nuit, je le sens bien, tout va comme il faut, cette nuit. Tout va. Le revêtement de la rue est impeccable, dense enrobé drainant, couche bitumineuse rapide et silencieuse. La gomme accrochera et, dès le départ donné, je


serai déjà loin, loin d'eux, devant, plancher collé au pied au, ils seront bouches bées et babas, plantés dès le départ, donné une fois pour toutes.


La nuit, cette nuit est une de ces rares nuit d'été où une température idéale nous porte, bois flottés, en son sein. Les T-shirts suffisent. Tout va. Rien n'accroche ou n'attache. Les chaleurs diurnes sont déjà loin, le bitume attendri nous attend. Tout va, tout est bien, tout est fait pour rouler, cette nuit, véloces dans les rues, rodéos idéaux.


Nous prenons les rues et les boulevards. Crissons aux virages. Pilotes émérites, on ne connait ni les feux, ni les sens interdits. On se donne un point de départ, un point d'arrivée. À nous de tracer notre trajet, de définir notre itinéraire. Les cartes sont calées, les lieux repérés. Je sais évaluer les obstacles, les fausses bonnes idées. Les rues trop étroites peuvent vite ralentir, et nous, ce que l'on veut, c'est foncer dans la nuit. Cette nuit, cette nuit.


Nous prenons tout ce qui est bon à prendre. Nous nous faisons larrons de toute occasion. Nous avons parcouru tout le nord, Picardie, Pas de Calais, intrépides. Nos machines ont tout vu. Certaines y sont passées. Une rouge Giulietta, belle Alfa Roméo périt en rodéo percutée par un plot. Elle a fini en pièces, détachées une à une. On ne s'attache plus à rien et rien ne nous attache.

Dès que la vraie nuit tombe, les boulevards se vident, plus rien, par chez nous, ne sortira de nouveau avant l'aube. La nuit est à nous. Elle est là pour nous seuls, s'offre à la vitesse, afin qu'on la traverse. Nous passerons la nuit à la traverser, se coursant sans répit, balançant centripètes les machines depuis les centres-villes au delà des périphériques.


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Sur les chemins vicinaux, sur les autoroutes, sur les petites départementales, les grandes nationales, des hommes et des femmes laissent tomber l'absurde idée de vivre et se meuvent livides au volant de leurs vieilles voitures vides, vidés. Ils ont perdu de vue l'idée de ce que vivre est, et, morceau par morceau, pièce à pièce, bout par bout, petit à petit, jour après jour, peu à peu, mois après mois, s'enfouissent au fond de la tombe. À la fin, leur fin semble logique et presque programmée. Ils ont vécu en ce sens, ils vivent à mourir. Puis meurent à peine vivants. Sans soif, ayant perdu le goût de l'appel de la source, ils s'assèchent. Leur vie s'étiole à force d'être vécue sans force. Le regard vide d'envie, ils évoluent glissant machinalement, menés par des voitures sans âme, de simples véhicules, mécaniques.

L'autre jour, seul sous la bruine, je stagnais, figé par un ralentissement sur l'autoroute durant des kilomètres. Nos voies libres et sans entrave se voyaient ralenties par la curiosité. À droite, tout était bien bloqué, gyrophares en pagaille. Du verre avait jailli, grêlant toute la chaussée. Le crachin devenu saucée diluait le sang en de larges filets. Sur la bande d'arrêt d'urgence, un jeune homme était étendu et les ambulanciers, debout, regardaient leurs pieds. Circulez. Circulez, j'ai bondi brûlant quand les autres semblaient anesthésiés, je me suis échappé, loin, et vite. La route se dégageait devant moi et pour moi.

Parfois, assis au bord du lit, en nage dans le noir, je repense à lui, à plat sur le goudron trempé, à celui qui toqua chez eux pour annoncer à sa jeune fiancée, mademoiselle, une bien mauvaise nouvelle, je suis désolé, mais.

Je me lève, prends du lait, et, dans la lueur du réfrigérateur, je me vois allongé.

Je vivrai vite mais vivrai.

Je suis vivant, je sens l'huile Yacco, le cambouis, l'essence et le sang ; mes mains s’agrippent noires sur le volant, encore incrustées durablement de la graisse des roulements.

Je ne laisserai pas la mort me démembrer en pièces détachées, peu à peu désossé, je veux finir complet.

Si eux vivent en mourant, d'autres rentrent tard du boulot, prennent une douche, avalent un truc et foncent sortir, sortent foncer, feu au ventre, dans la nuit.

Cette nuit,

cette nuit.

Cette nuit, cette nuit, cette impeccable nuit d'été à la chaleur impeccable qui éloigne toute migraine, calme, les cheveux encore mouillés par la douche séchant sans forcer, je les ferai se lever, bondir hors de leurs sièges baquets, les ferai rugir et gueuler à la face du monde la seule vérité : ce soir, ce soir, nous allons nous jeter dans les rues à la poursuite les uns des autres, au mépris des règles, au mépris des autres, de leurs vies ratées, car nous sommes des princes et la ville sera notre tournoi. Les caparaçons sont flambants, notre honneur est à fleur, et notre témérité fera office de courage.

Nous nous jetterons l'un contre l'autre, le premier qui dévie, celui qui le premier aura peur de la mort sera le lâche, un prince déchu, pour ce soir. Ces joutes ne sont pas des jeux, on y joue sa vie. Pour nous, entre nous. Parfois pour les beaux yeux d'une belle. La plupart du temps pour rien. Une fois réveillés, les endormis pensent que le désœuvrement nous meut, qu'on ne sait que faire. Or nous ne faisons qu'œuvrer toute la journée, on sait y faire pour le faire savoir, nous voulons courir, nous traquer, doubler, filer, dépasser, déraper, glisser le long des rambardes, frissonner dans la douce chaleur de la nuit, un copain à la place du mort, un peu de bière tiède et l'autoradio trop fort. Beaucoup trop fort. Un ampli surpuissant, des enceintes, un caisson de basse dans le coffre, les basses nous frappent le coffre, dans le torse déplacent le cœur et tordent le ventre. Le silence est la mort, la mort le silence, on est vivant, la vie sera le bruit. Furieuses furies hurlantes, nous passerons le mur, laisserons le son derrière nous et filerons à la vitesse de la lumière, éclairs laissant le tonnerre gronder à l'arrière, faisant du surplace quand nous serons déjà loin, à frapper encore et encore. Nous sommes la poudre, on fait parler la foudre. Sur la route.

(...) »