Le journal économique et financier "Les Echos" a réalisé un entretien avec le sociologue Bruno Marzloff (président-fondateur de l'institut Chronos) dont le thème est la voiture en ville. Quand le journal lui demande s'il croit que les gens sont prêts à se déplacer autrement, Bruno Marzloff répond que chacun se construit ses routines. D'après lui, cela a l'avantage de faciliter le quotidien, mais porte en soi l'inconvénient qu'il est difficile de changer : "La voiture est aujourd'hui une routine avec laquelle les individus se sont construit leurs déplacements. D'ailleurs, les sondages sont éloquents : deux tiers des individus imaginent aisément des alternatives à l'automobile mais seuls quelques-uns sont prêts à s'en passer. Nous sommes prisonniers de notre management de la mobilité. Or, compte tenu des difficultés de stationnement et des embouteillages, la voiture n'a de sens que si elle est accessible, peut circuler et se poser là où on le souhaite. La voiture en ville est aujourd'hui dans l'impasse. Son immobilisme forcé renvoie à une incohérence de l'offre urbaine et conduit évidemment à une incohérence des pratiques des automobilistes, voire à une délinquance. Qui pourrait se targuer d'aucun accroc de stationnement (double file, passage piéton, place réservée...) ? Dès lors, la question se pose de savoir comment faire pour que la voiture ne soit plus un obstacle à sa propre fluidité, en plus d'être une gêne pour les autres flux."

Aux questions " La voiture en libre-service est-elle une réponse adaptée au problème ? N'est-on pas à un moment où se repense radicalement la voiture ? ", le sociologue indique : "ZipCar est une indéniable réussite industrielle. Avec 2 500 voitures, 85 000 abonnés et l'exportation du modèle à Londres, après Boston, Chicago, et Washington, le leader de la voiture en libre-service démontre l'impasse du "trop-voiture". Son patron prétend d'ailleurs que chaque voiture ZipCar sur le marché supprime de 20 à 25 voitures particulières. On achète le stationnement avec la voiture pour le temps de son usage. Vinci Park et Avis ont de leur côté lancé une offre à Paris baptisée Okigo. Dans de nombreux cas de déplacements, seule la voiture peut remplacer la voiture. Le meilleur réseau de transport collectif ne saurait donc la remplacer définitivement. La "voiture en partage", initiative du sénateur Roland Ries, adoptée par le Sénat en première lecture dès 2006, paraît désormais incontournable. Une jeune automobiliste interrogée dans le cadre d'une étude Chronos conduite pour Vinci Park l'exprime très bien : "Je cherche une alternative à la voiture, pas des moyens pour améliorer l'utilisation de ma voiture." Le seul contresens est l'auto-immobile ! N'importe quel chef d'entreprise fait rouler sa flotte à flux tendus, et aucun entrepreneur un peu avisé n'accepterait de son entreprise le dixième de perte de productivité qu'il inflige à sa voiture personnelle. La seule question est désormais de savoir où mettre les priorités. Dans les flux, ou dans les stocks ? Où met-on les convictions ? Dans la congestion et sa répression associée, ou dans l'intelligence ? Si on admet que l'exigence est de faire circuler piétons, bus, voitures et vélos, alors il faut repenser l'aménagement de la voirie de façon radicale, supprimer tout aussi radicalement ce mode de stationnement pour les voitures particulières et trouver des régulations intelligentes pour les autres formes d'usages de la voiture. L'immense place ainsi libérée ouvre la voie à la libération des flux - et singulièrement ceux de la voiture - et à une respiration de la ville, sans compter les bénéfices secondaires (écologique, économique, esthétique...). La généralisation pose problème ? C'est certain ! On ne se désintoxique pas du jour au lendemain, mais il y a bien un jour où la société décide que personne ne fumera plus dans les espaces publics !"

Aux questions du journal " Vélib' est un vrai succès à Paris, à l'instar de Vélo'v à Lyon. Quel est le bilan urbain du vélo ? Et quels bénéfices la cité tire-t-elle des usages de la bicyclette ? ", voici la réponse de Bruno Marzloff : "En réduisant les déplacements motorisés, ce moyen entraîne une moindre émission de CO2 et réduit la place prise par la voiture. Le vélo encourage une pratique inédite et plus ouverte de la ville, bénéfice non négligeable, pas seulement pour les résidents, mais aussi pour les visiteurs et les touristes. Sans oublier au bilan un peu plus de convivialité urbaine et une meilleure image de la ville. Le tout se traduit aussi par plus d'urbanité et de plaisir à pratiquer la ville. Mais même avec Vélib', Paris restera très loin des plus de 10 % de déplacement pris par le vélo à Strasbourg, sans même rêver au tiers constaté à Fribourg en Allemagne. La marge de progression est énorme. Il faut l'anticiper, sans compter que les demandes des communes périphériques en faveur de Vélib' se concluront bien un jour vers aussi plus d'usagers. Bonne occasion pour se demander comment aller plus loin. Il y a deux façons de répondre. Soit on augmente encore l'offre Vélib', mais se pose alors la question du financement. Soit on encourage d'autres pratiques du vélo, et au premier chef l'usage (voire l'achat) du vélo personnel, et se pose la question des équipements publics... et donc de leur financement. Quelle que soit la réponse, il faut financer."

Enfin, quand "les Echos" lui demande si l'offre de transport alternatif peut suffire à elle seule à enclencher un changement de comportement et s'il faut aussi augmenter l'information des usagers pour gagner en fluidité, le sociologue explique : "Face aux déséquilibres de l'offre et de la demande dans les stations, on voit bien ce que Vélib' gagnerait à une information collaborative en temps réel. Déjà, quinze jours après le lancement, un petit malin avait lancé son widget - un petit élément qui permet d'obtenir des informations - pour connaître à l'avance les disponibilités des vélos selon les stations. Cela ne résout pas la régulation, mais facilite l'information et évite les déceptions. Les voyageurs ont compris qu'il fallait passer par la complexité pour aboutir à la simplicité, comme commencer son trajet en vélo, le poursuivre en bus et le finir éventuellement en métro. Ce qui coince encore, c'est la congestion. Les Anglais ont mis en place un début de réponse avec le "time shift", une organisation individuelle qui consiste à déplacer une activité à un moment où elle est plus favorable en termes de flux, donc à rééquilibrer les heures saturées et les heures creuses. Mais, pour cela, il faut une information "pervasive", c'est-à-dire accessible n'importe où, n'importe quand, n'importe comment. Il faut que chacun dispose d'un système d'information pertinent lui permettant de faire ses arbitrages, par rapport à ses itinéraires en lieu et en temps réel. On ne fera pas l'économie de centrales de mobilité adossées à des cartographies intelligentes et à des bases de données éco-responsables. Alors chacun, dans la rue, chez lui ou n'importe où - depuis son PC, son mobile ou n'importe quel écran, mobilier urbain ou borne publique - pourra activer sa recherche et être en même temps éco-responsable. L'éco-responsabilité, c'est l'affaire de chacun. Encore faut-il donner aux usagers les moyens d'arbitrer. Ça, c'est l'affaire de tous les acteurs de la ville."

Le sociologue Bruno Marzloff : la voiture en ville se trouve aujourd'hui dans l'impasse

Bruno Marzloff encourage un meilleur partage de l'information afin de permettre aux individus de mieux gérer leurs déplacements urbains. L’équipe de Chronos, un cabinet d’études sociologiques et de conseil en innovation travaillant sur des problématiques de mobilités et de déplacements, est animée par ce sociologue. La mission de Chronos : analyser l’évolution des mobilités et observer la manière dont elles influent sur nos organisations et dont elles refondent nos modes de vie. Chronos initie, anime ou accompagne des chantiers en apportant son analyse sur les formes innovantes de mobilités. Cette prospection du présent et cette volonté de guider le changement explique la variété des grands comptes et des institutions qui font appel à ses services : aussi bien dans les domaines des transports, des communications technologiques, des médias, de la distribution ou de l’urbanisme.

(Source info : Les Echos, Groupe Chronos Photo : tourmag, la Macif/AFP)