Chères lectrices et chers lecteurs de Minuit chicanes, je vous dois tout d’abord une explication quant au rendez-vous d’hier soir. J’ai et vous avez été victimes d’un bug informatique. Ces jours-ci, quelques modifications ont été appliquées à notre back office (BO), ce qui a empêché au Minuit chicanes intitulé Mais tournez (donc) la page de fonctionner correctement. En effet, comme vous pourrez le constater une fois le bug réparé, les pages 2 et 3 étaient, dans le BO, différentes de la page 1. Veuillez donc m’excusez et veuillez donc nous excuser pour ce souci.



Titre promis, titre justifié. Jean-Marie Straub est une figure incontournable du cinéma français. Giovanni Agnelli, aussi connu sous le nom de l’Avvocato, fut une figure incontournable de l’automobile italienne (mais pas que : il fut par exemple nommé « sénateur à vie » en 1991 ! peut-être parce qu’il eut l’occasion de traiter « avec tous les grands de ce monde ») via Fiat, pendant de longues années.


Dans un film, Jean-Marie Straub, La Résistance du cinéma, réalisé par Armando Ceste et datant de 1991, voilà en quels termes il s’exprimait. Vers la fin, vous le verrez, il évoque des propos d’Agnelli [traduction par Julia Borsatto].


Une bien longue chicane pour une bien bonne nuit. A domani !


« L’argent est le veau d’or.

L’argent est la seule chose qui compte

dans cette Europe qui s’étendra jusqu’à l’Oural

qui sera seulement au service du profit

et de la supposée économie de marché

autrement dit

de la concurrence

productrice de barbarie.

Nous aurons de la barbarie jusqu’à Moscou, jusqu’à l’Oural

et au-delà.

Avec le profit nous apportons la barbarie.

Avec notre manière de consommer nous rendons le Tiers-monde

chaque jour plus pauvre.

Nous détruisons tout, y compris nous-mêmes.

Nous détruisons tout.

Nous avons gagné la guerre contre ce que Goebbels nommait

le bolchevisme.

Cette guerre

qui a été déclarée par les pays occidentaux en 1917

tout de suite

avant qu’ils n’utilisent Staline

pour résister au nazisme quelque temps, ailleurs.

Mais dès que cela s’est terminé, la guerre a recommencé.

Par exemple, le premier type de maccarthysme

a été développé par Winston Churchill dans la zone d’occupation anglaise.

Il a préféré remettre en fonction de vieux nazis

plutôt que des Allemands sortant de camps de concentration.

Il n’avait pas confiance en eux. Même s’ils n’étaient pas communistes.

Il préférait les anciens nazis. Je parle de Winston Churchill

avant même McCarthy, avant 1948.

Désormais on a gagné la guerre.

Et l’Europe que nous aurons est celle de l’économie de marché.

Que l’on nomme libéralisme.

Qui en réalité produit et apporte l’inverse de la liberté.

Même en termes d’expression.

Bientôt, au cas où nous ne le sachions pas encore

nous découvrirons qu’il y a moins de liberté d’expression

dans nos pays soi-disant

comment dit-on déjà

démocratiques

qu’il n’y en avait à l’époque du stalinisme.

Là-bas aussi on pouvait produire quelque chose

écrire un roman, ou faire un film. Il restait dans une armoire.

Ici c’est pareil. Sauf que c’est même pire.

Parce qu’à l’époque on savait qu’on luttait contre une idéologie

qui n’était pas polycéphale.

L’argent est partout.

C’est mille fois pire qu’une lutte contre une idéologie.

Fortini l’a dit à sa manière.

Il l’a écrit, réécrit, et imprimé très précisément.

Il dit : « J’ai grandi, enfant, dans le fascisme autoritaire.

Devenu vieux, me voilà dans le fascisme démocratique. »

Ce qui est simple est difficile à faire.

En ce qui concerne l’utopie communiste

ce n’est pas mon invention, je citais Hölderlin.

Ce que Hölderlin développe dans le dernier tiers d’Empédocle

dans le texte qui débute par

« Vous avez depuis longtemps soif d’inhabituel

Et de même que d’un corps malade l’esprit d’Agrigente glisse hors de la vieille

ornière

Mettez-le en jeu ! Ce dont vous avez hérité

ce que vous avez gagné

ce que la bouche de vos pères vous a raconté, enseigné

lois et coutumes, noms des aînés

oubliez-les audacieusement et levez, tels des nouveaux-nés

les yeux sur la divine Nature. »

Renoncez à tout

et à cela encore, et à cela encore

et puis encore au passé, et puis encore…

Cette utopie communiste est exactement ce que Brecht demandait

ce qui est simple est difficile à faire.

C’est l’unique chose qui peut encore sauver la planète

et donc le futur des hommes.

Car la planète, comme l’a dit Hölderlin

est le berceau de l’homme.

Le jour où nous aurons détruit le berceau, que restera-t-il ?

« Quand l’esprit s’ouvrira à la lumière du ciel

un doux souffle de vie abreuvera le sein

comme pour la première fois.

Et les forêts emplies de fruits d’or frémiront

tout comme les sources dans les roches quand la vie du monde vous saisira

et son esprit de paix, comme une berceuse sacrée

tranquillisera votre âme.

Alors comme du délice de la beauté d’une aube

le vert de la terre brillera à nouveau pour vous. »

Les hommes ont déchaîné quelque chose

qu’ils ne maîtrisent plus

qui, comme disent les Allemands

continue à travailler

telle une lame

que personne ne parvient plus à arrêter

que personne ne tente plus même

d’arrêter

parce que cela signifierait renoncer au mensonge

au profit

à l’exploitation

à la consommation

à la croissance

à la soi-disant croissance infinie.

Cela n’existe pas, une croissance infinie.

On ne peut exploiter la planète à l’infini.

Je crois que nous sommes arrivés au moment où il faudrait

abolir l’argent.

Parce que comme je le disais hier soir

s’il y a des entreprises qui pour avoir jeté quelque part

des déchets industriels extrêmement toxiques

paient, lorsqu’ils se font prendre, une contravention

et lorsque par ailleurs ils font un profit

je ne sais combien plus élevé…

Que fait-on ? Nous continuons ainsi ?

A jeter notre merde partout ?

A polluer la mer, l’air, et cætera ?

La terre ?

On fait la même chose pour faire pousser les fruits, et cætera.

Ce à quoi j’ai fait appel

en reprenant cette phrase de Hölderlin

à savoir que l’utopie communiste serait le seul moyen, la seule voie d’issue pour…

Mais qui la veut, l’utopie communiste ?

Elle a été tentée

et puis ils n’ont pas voulu.

Ils ont préféré se castrer plutôt que s’amplifier.

L’utopie communiste n’est pas une chose dans laquelle l’homme s’étouffe lui-même

Non, c’est une chose à laquelle il faut ajouter encore.

L’utopie communiste n’est pas complète, n’est pas accomplie

il manque encore.

Lisez cet extrait du texte de Hölderlin que j’ai commencé à citer.

Voyez comme cela s’élargit, se développe.

Comme à cela il faut encore ajouter de l’autre

et ne pas oublier cela, et cela encore

pour parvenir enfin à quelque chose qui pourrait

être une digue de résistance.

Pour arriver

à un moyen pour les hommes

de vivre ensemble

de n’être plus une menace les uns pour les autres

une menace pour ce qu’aujourd’hui on nomme l’environnement.

Le scandale est qu’elle était programmée.

J’ai parlé avec Moravia en 1981.

Nous étions dans une voiture.

Il m’a regardé et m’a dit « Straub, la prochaine guerre sera dans le Golfe. »

J’ai dit : « Mais comment ? » Il m’a répondu : « Si

j’ai interviewé divers généraux de l’Otan, allemands et américains

et ils sont en train de préparer, de programmer une guerre du Golfe. »

Saddam Hussein a seulement été un prétexte.

Le pauvre idiot est tombé dans un piège.

Même lorsqu’il a occupé le Koweït

il l’a fait avec la bénédiction américaine.

Si la CIA avait poussé Saddam Hussein à faire ce qu’il a fait

pour ensuite pouvoir faire la guerre qu’ils ont fait

cela n’aurait pas été différent.

Et l’on pourrait un jour découvrir qu’il en a été exactement ainsi.

Au lieu de parler du nouvel Hitler…

Le nouvel Hitler était à Washington.

Dans les journaux allemands…

nous étions à Berlin, préparant ce texte sur Antigone

ce texte de Brecht inspiré de Hölderlin

et la réponse que nous pouvions donner à cette situation était celle-là

parce que le Créon de Brecht

est un portrait de George Bush.

Mais pendant ce temps

l’on voyait des artistes célèbres

issus du théâtre, des réalisateurs

qui disaient être en faveur de cette guerre

parce que si l’on n’intervenait pas sur le champ…

« Moi, sur mon lit parisien, »

il travaillait à Berlin

mais il était français ou je ne sais plus quoi

il s’appelait Luc Bondy pour citer son nom

« j’allais recevoir un missile jusque dans mon lit à Paris

dans six jours ou six mois ou six ans. »

Qu’est-ce que cela signifie ?

Que pour éviter qu’un petit crétin tel que Luc Bondy

metteur en scène célèbre

ou d’autres qui ont réagi ainsi

pour pallier le risque qu’un jour il puisse recevoir

un missile dans son lit

il fallait aller tuer 100.000 personnes au pays de Saddam Hussein ?

Qu’est-ce que cela veut dire ?

On n’a jamais vu cela durant toute l’histoire de l’humanité.

Et l’on appelle cela la nouvelle direction du monde

sous George Bush. Avec combien de nations ?

32.

Nous étions tous des assassins, des complices.

Nous tous. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Et puis l’on disait qu’il fallait agir ainsi

parce que lui était non seulement un Hitler

ce qui est une aberration

mais en plus il était fou.

Même la pire, la plus fasciste des polices du monde

en Italie comme en Amérique latine

quand un fou s’enferme au quatrième étage d’un immeuble

et dit : « Si vous intervenez, je fais tout sauter »

comme lui qui annonçait

qu’il aurait mis le feu aux puits de pétrole…

Ils le savaient, ils ont pris aussi ce risque.

La pire des polices dans ce genre de situation

se serait approchée du monstre fou avec prudence

et aurait tenté de ne pas le pousser à donner suite aux menaces

que lui-même proférait.

Au lieu de cela, on a agi de manière cynique.

Où en est-on ?

L’information n’existait plus

elle était entre les mains de l’armée américaine.

Elle n’existait que sous forme de propagande

et de jeux de science-fiction à la télévision

je ne l’ai pas vu mais on me l’a raconté.

Le reste ne passait pas

il n’y avait plus la moindre information

c’était pire que le système de propagande du Dr Goebbels

le ministre de la propagande du nazisme et de M. Hitler.

Nous sommes au-delà désormais.

Et là-bas chaque jour sans interruption les B52 modifiés

jetaient depuis trois lieux

l’un à Londres, l’autre en Espagne, le dernier en Arabie saoudite

des bombes. Ce n’est pas possible !

Sans la mémoire du passé l’on ne peut inventer l’utopie du futur.

L’utopie du passé fait aussi partie de l’utopie communiste.

Si le passé est refoulé et piétiné

on ne peut réaliser le rêve communiste

cela n’est pas possible.

Si les Vietnamiens ont pu résister

c’est parce qu’ils avaient une mémoire incroyable

et ils savaient que ce qui se passait à ce moment-là

s’était déjà produit à tel autre moment

de manière différente, mais semblable.

Beaucoup s’occupent du présent

parce que l’on ne devrait pas s’occuper du passé.

Lorsque l’on a terminé notre premier véritable long métrage

il n’y avait eu que deux films auparavant

l’un de 17min30 et l’autre de moins d’une heure

Le premier, Machorka Muff, sur le réarmement allemand

et la nouvelle soi-disant communauté européenne de défense.

Après le maccarthysme et l’interdiction du parti communiste allemand

ils ont réarmé l’Allemagne.

Adenauer disait

« Le premier Allemand qui serait surpris avec un fusil à la main

sa main devrait pourrir. »

Le même Adenauer qui ensuite a été l’artisan

sous la direction des Etats-Unis, tel leur chien ou leur esclave

de la nouvelle armée allemande.

Après ce film de 17min30 nous avons fait un film d’une heure

qui raconte l’histoire d’une famille de Cologne

du grand-père au petit-fils

puis nous avons tourné Chronique d’Anna Magdalena Bach

qui en réalité était notre premier projet

mais que nous n’avons pu réaliser que dix ans plus tard

parce que personne ne voulait le produire.

Ce film, je l’avais fait pour les paysans de la forêt bavaroise.

Puis nous avons tourné un autre court métrage

avant de quitter l’Allemagne.

Le premier film que nous avons tourné en Italie

s’appelait Othon

tourné en français par hasard.

J’ai dit de ce film qu’il était destiné

aux ouvriers de l’usine Renault à Paris.

Evidemment ce sont des provocations.

Nous savons désormais que les paysans ne vont pas au cinéma

les ouvriers non plus.

En faisant des films désormais on ne peut qu’espérer

qu’ils surprennent certaines personnes

lorsqu’ils sont diffusés à la télévision

comme c’est le cas pour les films allemands

au bout d’un an ou deux.

Ils passent d’abord à 23h, puis un peu avant

puis la troisième fois encore, au bout de trois ans.

Ils sont vus par des personnes qui ne savent ni qui est Brecht

ni qui sont Pavese, Hölderlin, Kafka

qui sont Schönberg, Straub, et cætera

et qui sont surpris par des produits un peu différents.

C’est l’unique raison, l’unique justification

pour laquelle nous continuons encore à travailler.

Pas pour le public des cinémas d’art et d’essai

encore moins pour le Cinema Massimo de Turin

où l’on trouve des amis, qui n’ont pas besoin de nos films.

Empédocle est à notre avis un film sur le futur des hommes.

Je veux dire, ni un film sur le présent, ni un film sur le passé.

En partant d’un événement datant de 200 ans

de la prise de conscience d’un type

qui avait un peu plus de nez que les autres

un peu plus de conscience politique

et qui en tant que poète réagissait ainsi.

En reprenant cette réflexion 200 ans après

au moment où tout ce que lui pressentait

est hélas arrivé

l’on propose quelque chose qui concerne davantage que le présent

parce qu’il concerne le futur des hommes.

Je ne peux te dire plus.

Dans chaque film le cinéaste devrait faire sentir que l’homme

est une chose magnifique et qu’au même moment

il est la malédiction de la planète.

Et qu’à force de traiter la planète comme il le fait

il n’en restera plus rien.

Il y a un personnage

qui ne peut être soupçonné de je ne sais quoi

qui s’appelle Chaplin

qui tournait 100 fois le même plan pour parvenir à quelque chose de précis.

Il est clair que lorsqu’il parvenait

à quelque chose qui lui semblait suffisamment précis

il jetait le reste, et il avait raison.

Il y a une manière de jeter qui n’est pas seulement du gaspillage

celui du profit, du capitalisme

il y a une manière de jeter qui doit avoir le courage de jeter.

La Nature jette encore davantage.

Et l’artiste est beaucoup trop occupé par soi.

Georges Rouault, le peintre français

est parvenu à faire détruire par le premier

propriétaire de galerie français qui lui avait acheté des toiles

plus de 200 tableaux dont il n’était pas satisfait

il faut un beau courage pour cela.

Je dis cela parce que pour La mort d’Empédocle

nous avons tourné quatre versions

de même que pour Noir péché.

Je dis que pour ce qui est de ces deux films

pour la première fois

étant donné que l’on avait travaillé pour le premier film

pendant un an et demi

pas chaque jour mais souvent pendant dix jours d’affilée

puis le mois suivant et cætera…

Par exemple les acteurs, notamment celui qui jouait Empédocle

avait vécu pendant un an et demi avec ce texte

en parallèle de son travail – il était enseignant à l’époque.

Nous avons découvert après le tournage

qu’il y avait la possibilité petit à petit

en choisissant parmi les prises celles qui nous semblaient les meilleures

qu’il y en avait encore une autre, assez bonne aussi

en tout cas qui avait des avantages sur la soi-disant meilleure

et puis une troisième, puis une quatrième

et donc avant de jeter ce qui par la suite allait rester

nous avons fait quatre montages successifs

de ce film de deux heures et dix minutes.

Il en est de même pour le film de 40 min

mais cela s’arrête là. Il s’agit d’un cas particulier.

Le respect du travail des autres ne doit pas avoir pour conséquence…

Bon…

« Cette image témoigne de ce qu’à travers tout ce qui est

il y a un Dieu.

Immuable, tel un principe

est la matière, l’or que vous avez offert.

Etonnamment changeant, comme tout le reste.

Seconde est la forme que je lui ai donnée.

Vénérez vous-même à travers ce symbole ! »

Nous étouffons dans la médiocrité.

Ils nous vendent un monde

où chaque jour il faut renoncer à un sentiment nouveau

et l’on nous dit que c’est le meilleur monde possible.

Faire des films sur le passé c’est rappeler qu’autrefois

l’on pouvait par exemple se baigner dans les fleuves.

Marx et Engels à la fin de leur vie ont cherché les formes d’exploitation

d’avant les Égyptiens, chez les Assyriens

ils cherchaient les traces des différentes formes ayant existé

ou à l’inverse les moments dans l’histoire

où l’exploitation n’a pas existé.

Au fil du temps, ils creusaient toujours plus à l’intérieur du passé.

Dans le monde dans lequel on vit, en ce qui concerne la médiocrité

si en faisant un film tu ne parviens pas

à faire quelque chose qui donne le goût de vivre

le goût de l’air, du vent, de la planète, de la vie

et à faire sentir qu’au lieu de nous rendre plus vivants

la société du progrès, de la consommation

de l’économie de marché et de la libre concurrence

rétrécit notre vie chaque jour un peu plus

sous le prétexte

de nous fournir des biens de consommation…

La merde que l’on achète devient de plus en plus de la merde.

Quelqu’un qui fait des films doit faire quelque chose de différent

de la merde que tu es obligé d’acheter dans les supermarchés.

Bientôt on nous vendra du lait

que les enfants ne pourront même plus boire.

Nous en sommes à ce point.

Autrefois un paysan qui achetait une armoire

il la conservait pour quatre générations.

Aujourd’hui on te vend des armoires qui s’écroulent au bout de dix ans.

Tout comme les ponts, les maisons, les chaussures.

La première paire de chaussures que j’ai achetées m’a duré dix ans

la deuxième, cinq ans

désormais elles tiennent à peine un an, puis elles se trouent, ou se décollent

se déchirent, prennent l’eau, et cætera.

Faire sentir que

pour avoir l’illusion d’avoir une proie

nous n’avons plus que l’ombre.

De notre vie, de comme l’on pourrait vivre.

Quelqu’un a dit, il s’appelait Jahser

« Je fabrique un objet

il devrait tenir au moins le temps

qu’il faut à un arbre pour repousser. »

Il disait : « c’est cela, le contrat avec la Nature. »

Aujourd’hui on fonctionne à l’inverse.

On fabrique des déchets.

Bientôt nous étoufferons sous les déchets

nous ne saurons plus où les mettre

étant donné qu’on ne peut pas les brûler

que si on brûle un pneu

ou un sac en plastique

ou des bouteilles en plastique

on envoie dans les airs

des dioxydes qui ne partiront plus.

Où allons-nous finir ?

Autrefois le paysan qui brûlait son armoire

ne polluait pas.

Il brûlait du bois.

Et entre-temps trois arbres avaient eu le temps de pousser.

Donner le sentiment

que nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes possibles.

Voilà ce que nous cherchons dans nos films.

Buñuel disait déjà la même chose.

Que tous ceux qui nous font croire que nous vivons mieux qu’avant

sont des menteurs

que c’est cela le mensonge.

Dire que cela ira de mieux en mieux est le plus grand des mensonges.

Ce sera toujours pire

jusqu’à ce que nous nous retrouvions dans un désert.

Parce que la politique de l’économie de marché

et des imbéciles qui sont au service de l’économie de marché

qui nous gouvernent

qui ne sont que des pantins

au service des multinationales et de l’économie de marché…

L’économie de marché vit de cela.

D’un côté ils nous programment pour deux ou trois générations

il y a encore 50 ans un père ou une mère pouvaient espérer

que le futur de leurs enfants allait être différent.

Cela n’est plus possible

nous sommes programmés avec les centrales nucléaires

et le reste

pour deux ou trois générations.

D’un autre côté ils vendent une forme de vie

qui ne pense plus qu’au moment de la consommation

qui ne pense plus que nous serons encore là dans un an.

Ils s’en foutent. Agnelli disait déjà il y a 20 ans dans les salons de Rome

« Je m’en fous, je sais bien que dans 10 ans

j’aurai fait faillite avec la Fiat. »

Il a tenu un peu plus

parce que le capitalisme a la peau dure.

Mais ils raisonnent ainsi.

Leur morale, c’est seulement le « time is money »

alors que l’idée initiale, concernant l’homme

était que quand Dieu créa le temps

il en fit suffisamment, au contraire.

C’est un proverbe irlandais.

Aujourd’hui on vit dans le stress.

Et on dit que l’on vit mieux, ils l’appellent le stress.

On en crève tous, les hommes d’affaire aussi d’ailleurs.

Ils crèvent du coeur parce qu’ils font partie de la jet set

et qu’ils n’ont plus le temps.

La mentalité est : après moi, le déluge.

Après moi, autrement dit, avant ma mort.

On ne pense plus aux enfants et aux petits-enfants.

Ils se foutent de savoir

que le monde ne sera plus vivable après eux.

Au contraire, ils te disent

Je me fous de ce qui se passera dans dix ans

tant que je peux continuer à faire du profit pendant encore 10 ans.

Si ensuite je dois fermer et licencier 6 millions d’ouvriers

je m’en fous

parce que pour l’instant je fonctionne encore.

Et l’on nomme cela de la programmation.

C’est de la folie collective, c’est tout.

Du cynisme à l’échelle planétaire.

« Je ne devais le prononcer, Nature sacrée

virginale, qui fuit le sentiment grossier.

Je t’ai méprisée et je n’ai donné qu’à moi seul

une place de seigneur, barbare orgueilleux.

Je vous maintenais dans votre ingénuité

vous, puissances pures et éternellement jeunes. »

En ce qui concerne la méthode, le lieu

il faut un tableau noir pour faire des dessins

savoir décider du lieu où mettre la caméra

découvrir la distance qui séparera un personnage et l’autre

comme celui qui accuse

doit établir un rapport de force ou de faiblesse avec l’accusé

celui qui sera condamné, et vice versa.

Ceci est de l’ordre du travail que chaque cinéaste devrait faire.

Savoir à quelle distance seront les choses

quelle distance séparera chaque personnage qu’il filme

et quels types de rapports

rapports de force

rapports de classes

les rapports existant entre les sentiments

à ce moment précis de l’histoire.

A la fin il s’agit d’un ou deux centimètres, ou d’un millimètre.

Savoir quel volume d’air il y a au-dessus de la tête d’un personnage

savoir s’il est préférable de le filmer de haut

ou à hauteur d’homme

ou en plongée ou ne pas voir sa tête

voir ou ne pas voir ses mains

voir beaucoup d’air au-dessus de sa tête

voir ou ne pas voir ses pieds

aller jusqu’aux genoux ou au-dessus des genoux

tout cela fait partie du travail de celui qui fait des films

ce devrait être le cas pour chaque cinéaste

qui a la conscience de sa responsabilité.

Aujourd’hui les messieurs qui font des films

veulent te montrer quelque chose avant de l’avoir vu.

Ce ne sont pas des cinéastes

ce sont des parachutistes.

Avec des chaussures qui piétinent tout ce sur quoi ils posent les pieds.

Ils ont la tête vide

le coeur vide.

Ils ne sont plus capables de la plus petite rébellion

du plus petit amour

du plus petit sentiment.Ils ne savent plus ce qu’ils sont

ils n’ont plus de relation

avec l’espace, le monde extérieur

ni avec eux-mêmes avec leurs propres émotions

ni avec la réalité.

Ce qu’ils montrent se balade sur l’écran

mais toi tu ne vois rien.

Cela n’existe pas, c’est vide.

Le premier travail tu dois le faire avec toi-même

tes expériences, ta conscience.

Tu n’as pas le droit, comme cela, de te mettre au service d’une machine

qui à son tour devient une machine fonctionnant pour elle-même

derrière laquelle il n’y a aucune conscience.

Désormais l’homme est au service des machines.

Le cinéaste aussi.

Ce n’est pas la caméra qui est au service de qui fait un film.

C’est le cinéaste qui s’incline devant sa machine à filmer qui devient une machine à

chasser.

Il s’incline devant cette machine comme devant le veau d’or.

"Moïse, descends de la montagne !

disparais

image de l’incapacité à saisir l’illimité en une image !"

Je veux dire, si on continue à faire quelques films

nous voulons au contraire donner la possibilité

s’il n’est pas trop tard

s’il n’était pas encore trop tard

peut-être n’est il pas encore trop tard

le goût de lutter pour défendre notre planète.

C’est le devoir de ce genre de travail

donner le plaisir de l’air, de l’eau, du vent

du soleil, de la lumière, de la terre, et cætera

et le goût de les défendre contre ceux qui les détruisent.

Jean-Marie Straub, Turin – Mai 1991 »


Merci à Marie.